L’esclavage a plusieurs visages, et souvent, il se présente à nous sous sa forme la plus insidieuse.
Hier, sur son statut WhatsApp, maman a posté une photo d’elle et moi devant une tour à Nairobi, le Kenyan Convention Center. Et comme nous ne sommes pas habitués à ce genre de paysage au Cameroun, une voisine a commenté en disant : “Enfin !” en ajoutant que maman était enfin partie en “mbeng".
Je vais passer sur les insinuations que ce commentaire peut comporter. Parlons plutôt de notre relation avec l’Occident. Pour beaucoup de personnes que je connais — des personnes qui sont censées être intelligentes —, faire venir leurs parents en Europe est un signe de réussite. Une chose que je n’ai jamais comprise. C’est un peu comme si je mesurais ma vie au fait que mon voisin me permette de m’asseoir sur son canapé dans sa maison.
Beaucoup d’Africains de la diaspora affichent fièrement sur internet leurs parents dans les grandes capitales occidentales. Mais ce que personne ne voit, ce sont toutes les humiliations par lesquelles ils doivent passer pour y arriver. Ce papa que tu vois devant la Tour Eiffel aujourd’hui a souvent essuyé trois refus de visa précédemment. Pour avoir le privilège de se filmer devant la Tour Eiffel, il a dû être traité comme un potentiel menteur, souvent même comme un potentiel terroriste.
Ce que toutes ces photos ne montrent pas, ce sont ces familles déchirées parce que les enfants ont multiplié les tentatives de demandes de visa infructueuses. Ce que ces photos ne montrent pas, c’est que certains de ces mbenguistes sont devenus des faussaires, falsifiant des relevés bancaires, des fiches de paie et je ne sais quels autres documents, uniquement pour que leurs parents puissent poser sur Madison Avenue afin d’épater les voisins du quartier.
Si ce n’est pas une forme d’esclavage moderne, alors qu’est-ce que c’est ?
Toute cette énergie gaspillée — une énergie qui aurait pu être mise au service de la construction de notre pays — est détournée dans des bêtises, à essayer de se faire valider par les blancs ou à impressionner les voisins. Comme si une vie bien vécue devait forcément inclure un passage en Occident.
Certaines personnes, enfin beaucoup de personnes, se moquent de moi parce que je suis rentré au Cameroun, parce que je vis modestement, parce que je n’ai pas fait voyager ma mère en Europe. Et moi, ça me fait toujours sourire. Heureusement que le courage — le courage de tenir mes positions, des positions de valeur dans un monde qui marche sur la tête — fait partie de mes plus grandes forces.
Il y a quelques années, quand je me suis marié en France, j’aurais pu faire une demande de visa pour ma mère. Après tout, c’était mon mariage. Mais quelle était la probabilité qu’on le lui accorde ? Pas très grande. Il était donc hors de question pour moi de lui faire courir le risque d’une pareille humiliation. J’ai donc organisé une cérémonie à Douala, pour que tous les membres de ma famille qui n’auraient pas eu le privilège d’un visa pour la France puissent m’accompagner dans cet événement heureux.
Et si tu penses que j’exagère, sache que rien que dans mon entourage, je connais une demi-douzaine de parents à qui on a refusé le visa pour le mariage de leurs enfants en Occident. Et ce n’étaient pas des parents des quartiers difficiles comme moi.
Si nous continuons à voir des photos de parents devant des monuments occidentaux, c’est parce que ça marche pour certains. Mais est-ce vraiment le jeu auquel nous voulons jouer ? Un jeu où neuf parents sur dix au quartier seront humiliés pour qu’un seul enfant puisse dire qu’il a fait voyager ses parents ?
Aux dernières nouvelles, l’Occident n’est pas le centre du monde, et l’esclavage a été aboli il y a des siècles.
Cela veut-il dire que je ne ferai jamais de voyage en Occident avec maman ? Non. Cela veut tout simplement dire que je ne ferai pas de demande de visa si la possibilité d’une humiliation est trop grande. Je ne pense pas qu’on puisse refuser un visa à la maman d’Eto’o, par exemple.
Entre-temps, je continue de travailler à élever la dignité de mon pays, afin qu’aucun Camerounais n’ait à subir ce genre de traitement. Pendant ce temps, il y a tout un tas de pays où nous pouvons voyager sans avoir à faire de demande de visa ou simplement en demandant une autorisation en ligne.
J’ai, par exemple, fait la demande d’ETA pour le Kenya pour maman sans qu’elle sache même ce que c’était. Tout ce qu’elle a eu à faire, c’était de se préparer pour l’aéroport. Et des pays comme ça, où nous pouvons faire une demande d’ETA ou d’eVisa en ligne, il y en a une bonne vingtaine. Sans parler de la vingtaine d’autres où nous pouvons aller sans aucune demande préalable. Des pays tels que le Rwanda, le Nigeria, le Bénin, le Mali ou Singapour, sans oublier tous les pays de la zone CEMAC.
Peut-être que si nous nous concentrions déjà sur nos pays africains, on nous respecterait un peu plus. Car tous ces parents dont on voit les photos à New York, Montréal, Berlin ou Rome n’ont souvent jamais mis les pieds dans un autre pays africain, hormis le leur.
Nairobi 🇰🇪