Histoire et dignité : ne laissons pas nos mémoires s’effacer

“Même si on me donne une boutique gratuite au marché Congo, je ne prends pas.” C’est la phrase que maman m’a dite hier avant de me raconter une histoire qui s'est déroulée en 1959 à Douala, lorsqu’elle n’était qu’une enfant. Une histoire qu’elle me racontait pour la deuxième fois en l'espace de quelques semaines : l’incendie du marché Congo à Douala.

Très peu de Camerounais le savent, mais à l’emplacement du marché Congo actuel se trouvait, avant les indépendances, un quartier populaire. Ce quartier abritait parmi les plus farouches opposants au régime colonial. En 1959, en plein maquis et lutte pour l’indépendance, le colonisateur (suis mon regard) et ses collaborateurs locaux ont décidé de couper court aux résistances en incendiant tout le quartier. Ils ont encerclé la zone et déclenché l’un des plus grands incendies que le pays ait jamais connus. Il n’y avait que trois sorties pour fuir, et à chacune, des hommes armés fusillaient ceux qui tentaient d’échapper aux flammes. Tout a brûlé : maisons, hommes, femmes, enfants.

Maman raconte que le feu était si intense qu’on pouvait le voir à des kilomètres. Tellement puissant qu’on ne pouvait l’éteindre. Il a fallu des jours pour qu’il s’arrête, laissant derrière lui un chaos total. 65 ans plus tard, elle en a encore la chair de poule en en parlant. C’est te dire !

La première fois qu’elle m’a raconté cette histoire, je lui ai dit que j’en voulais à leur génération. Parce qu’ils partent avec des pans entiers de notre histoire sans nous les transmettre. Comment éviter les mêmes pièges, comment savoir de qui se méfier, comment négocier avec les autres, si on ne nous dit pas tout ? Moi, en tout cas, je fais mon travail anthropologique auprès de nos parents pour essayer de donner une meilleure chance à nos enfants. Car un peuple qui ne sait pas d’où il vient n’ira tout simplement nulle part.

Hier, lorsqu’elle me racontait cette histoire pour la deuxième fois, elle évoquait aussi des anecdotes croustillantes sur notre famille pendant la guerre d’indépendance : ses frères et sœurs, le mari d’une de ses cousines dans l’armée camerounaise, et le frère du mari d’une autre dans la résistance, le fameux Ernest Ouandié. Alors, je lui ai demandé : “C’est donc de cette France dont on voulait se libérer que tous les Camerounais essaient aujourd’hui d’obtenir la nationalité ?”

Ensuite, je me suis rappelé d’autres contradictions similaires : malgré des milliers de mains coupées sous l’ordre du roi belge, une grande partie des Congolais rêvent de vivre en Belgique. Malgré une traite négrière brutale, beaucoup d’Africains rêvent des États-Unis. Malgré une guerre d’Algérie barbare, les Algériens constituent la première communauté étrangère en France. Et au Cameroun, malgré le génocide des Bamilékés, dénoncé par les camerounais à qui veut l’entendre, beaucoup d’entre nous voient encore le passeport français comme le Saint Graal. Même dans ma propre famille, celle de maman. Une très grande partie organise encore des fêtes pour célébrer l’obtention de ce fameux diplôme.

Enfin, je me suis rappelé qu’aujourd’hui encore, c’est avec un passeport belge que Stromae voyage au Rwanda. Et pourtant, l’histoire entre la Belgique et le Rwanda est l’une des plus sordides qui soient.

Comme je le dis souvent, je suis persuadé que dans les grandes réunions mondiales où on parle sérieusement, les participants prennent au moins dix minutes pour rire de l’Afrique. Parce que nous ne sommes pas sérieux. Nous n’avons aucune dignité, zéro !

Est-ce un appel à la haine ? Non. Les atrocités commises par les parents ne doivent pas être imputées aux enfants. Mais ne pas raconter ces histoires aux descendants des victimes, c’est courir le risque que l’histoire se répète encore et encore et surtout passer le message que nos parents sont morts pour rien, comme des idiots. Ne pas donner à nos enfants la dignité qui leur est due dès leur naissance, c’est être complice de l’injustice qu’ils subiront toute leur vie. Comme le dit Youssoupha dans Mon Roi : “Tous les hommes naissent égaux, au moins à l’intérieur. Les Blancs aussi naissent égaux, mais égo supérieurs.” Et je te dirais juste de ne jamais l’oublier.

Alors, que faire ? Simplement ouvrir les yeux. Nous ne sommes pas les seuls à être passés par là. Apprenons des autres. Regardons la relation entre la Chine et le Japon aujourd’hui, après des décennies d’occupation brutale par le Japon.

“Plus jamais ça”, comme il était écrit au mémorial du génocide que j’ai visité à Kigali, est une phrase que nous devons faire nôtre. Pour cela, nous devons d’abord accomplir notre devoir de mémoire, puis travailler à rester debout. Pas en continuant d’être des mendiants de passeports ou de l’amour des autres.


Kigali 🇷🇼