Faut-il abandonner le manioc pour sauver nos cerveaux

Depuis quelques semaines, j’ai une question qui me taraude l’esprit : “Est-ce que je devrais arrêter de manger du manioc ?

Au début du mois d’avril, lors d’une de ses interventions à Paris, le Pr Jean Paul Pougala, l’un de mes mentors virtuels, affirmait que “le manioc rendait bête.” Parmi ses sources, il pointait du doigt des rapports de l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé.

Dans sa prose légendaire, il demandait d’ailleurs à l’audience de se poser la question de savoir pourquoi, de la banane, de la pomme de terre et du manioc — toutes découvertes en Amérique du Sud — c’est le manioc que les colons nous avaient légué et presque obligés à cultiver pour la consommation.

Il faisait remarquer que même en Amérique du Sud, d’où la plante est originaire, elle n’était pas consommée par les humains. Et encore moins en Occident. Et justement, je me suis rappelé que de tous les pays du monde que j’ai pu visiter, et de toute ma connaissance culinaire, il n’y avait qu’en Afrique qu’on consommait du manioc. Les autres l’utilisent principalement pour l’industrie.

Pour un fan de bâtons de manioc comme moi, tu peux comprendre que ce fut un énorme choc. La science aurait parlé et si je ne voulais pas finir bête, je devrais arrêter de consommer du manioc. De plus, tu sais que je suis aussi un entrepreneur de la bouche. Et avec Katering, nous travaillons sur notre prochaine marque après Le Porc Braisé, dont le produit phare serait le manioc. Donc en plus d’éviter de finir bête, il fallait peut-être aussi que je renonce à un potentiel futur business. Le dilemme devenait de plus en plus grand.

J’ai fait mes recherches, et effectivement, la consommation de manioc serait associée à des risques de crétinisme. Je n’ai vu aucune recherche qui montrait une causalité directe, mais des recherches qui expliquaient clairement que, dans certaines conditions, consommé d’une certaine manière, le manioc pouvait être dangereux pour la santé.

Normal que les Occidentaux n’en consomment pas. Car contrairement à nous qui réglons les problèmes au niveau individuel, eux ont une approche systémique. Au lieu d’apprendre à toute la population comment bien choisir la variété de manioc et bien le cuire, ils préfèrent juste orienter la politique alimentaire vers une autre direction. Ainsi, on élimine quasiment tous risques.

Cette approche de résolution globale des problèmes est l’une des choses que j’apprécie beaucoup chez les Occidentaux et que j’essaie moi aussi de mettre en place ici dans la résolution de nos problèmes. Raison pour laquelle tu auras l’impression que je m’acharne sur la diaspora et l’immigration. Alors qu’en réalité, j’essaie juste de corriger le problème à la source afin d’éviter qu’on ait à les résoudre au cas par cas. Mais bon, je t’en parlerai plus en détail un autre jour.

J’ai continué mes recherches sur le manioc, en cherchant à entendre des voix contraires à celles du Pr Pougala. Je n’en ai pas trouvé beaucoup, ce qui n’est pas étonnant, car nous n’avons pas l’habitude de partager nos connaissances avec les autres, quand bien même nous avons pris la peine de chercher. Néanmoins, je suis tombé sur la vidéo d’un entrepreneur agricole béninois qui aurait fait du manioc l’un de ses chevaux de bataille. Et dans son discours, il y a des choses que j’ai appréciées.
Comme le fait qu’il ait fait écouter la vidéo entière du Pr Pougala et qu’il relevait certaines fausses affirmations comme le rendement à l’hectare du manioc, qui avait largement été sous-estimé par le professeur. Il a lui aussi détaillé les rapports de l’OMS qui datent de 1996 et qui expliquaient clairement quel type de manioc est vraiment dangereux.

Mais le point qui m’a le plus frappé dans sa vidéo, et un point sur lequel lui-même ne s’est pas beaucoup attardé, c’est la notion de “psychose”.

Car en effet, le manioc occupant une grande place dans l’alimentation des peuples d’Afrique subsaharienne, dire qu’il rend bête sans proposer d’alternative viable, c’est créer une vraie psychose dans la population. Le manioc, en plus d’être un produit très consommé chez nous et ce sous plusieurs formes, représente une grosse source de revenus pour une grande partie de la population. Souvent la partie la plus pauvre. Et je pense que c’est un peu maladroit de juste dire qu’on devrait arrêter sa consommation sans proposer d’alternatives.

Le manioc n’est pas l’aliment le plus dangereux que nous consommons. Sur nos côtes par exemple, nous avons des poissons globes (le tétraodon), un poisson qui contient une toxine super dangereuse. Une toxine qui était d’ailleurs utilisée dans le vaudou pour créer des morts-vivants, tellement son effet était puissant sur l’organisme. Ce n’est pas ce qui empêche les hommes de le manger. C’est d’ailleurs un poisson très prisé au Japon où il faut faire des années d’apprentissage pour apprendre à bien le cuisiner.

Mais même si on sort du cadre des toxines comme le cyanure que contiendrait le manioc en petite quantité, d’autres aliments sont beaucoup plus dangereux pour le corps humain que le manioc. Je prends l’exemple du sucre raffiné, qui à lui seul cause beaucoup plus de dégâts que la plupart des aliments réunis.

Faut-il aussi arrêter de manger du sucre ? Certainement ! Mais peut-on se permettre de vilipender ce sucre dans l’alimentation des plus pauvres tant que nous n’avons rien d’autre pour le remplacer ? Je ne pense pas !

Il y a quelques mois, je faisais un article sur le bâton de manioc où j’expliquais que normalement on devrait déjà avoir des grandes marques locales sur ce produit, tellement ça fait longtemps que nous le préparons de cette manière et vu sa popularité dans le pays. Et comme je te l’ai dit au début de ce texte, j’aimerais lancer une nouvelle marque qui tournerait autour du manioc. Donc je suis forcément très biaisé dans mes propos. Mais la vérité est que nous le sommes un peu tous. Chacun prendra la position qui défendra le mieux ses intérêts.

Par contre, cette polémique soulève de vrais problèmes.
Pourquoi ne pouvons-nous pas faire nos propres recherches en local pour déterminer quel est le réel niveau de dangerosité du manioc pour nos populations ?
Quelles sont les alternatives locales que nous avons pour nous nourrir en toute sécurité ?
Si le manioc aussi est une plante importée par les colons, quelles sont au final les plantes originaires de chez nous ?
Pourquoi ne pouvons-nous pas faire un travail anthropologique afin de rendre l’information disponible à tous ?
Pourquoi ne pouvons-nous pas, pour une fois, être totalement indépendants des autres quand il s’agit de notre ventre ?

J’ai vu certaines personnes suggérer qu’on retourne aux sources, qu’on apprenne à manger cru et qu’on se contente des aliments qui poussent naturellement dans la nature. Mais je pense que beaucoup de personnes ne comprennent toujours pas pourquoi l’agriculture est l’une des technologies les plus puissantes que les hommes ont développée jusqu’ici et pourquoi elle est à la base de toutes les autres technologies.

Nous sommes bien contents de tous les progrès que nous avons pu faire avec le temps, nous sommes ravis de voir de moins en moins de femmes mourir en couche, nous sommes heureux de voir tous les progrès que la médecine et toutes les autres sciences ont pu faire avec le temps. Mais ce que nous ne savons souvent pas, c’est que tout cela n’a été possible que parce que nous sommes sortis de la culture vivrière pour l’agriculture. Un mode de vie dans lequel une grande partie de notre temps était consacrée à trouver ce que nous allions manger.

Ce retour aux sources que certains prônent, c’est justement nous renvoyer des décennies en arrière. C’est nous pousser à consacrer tout notre temps à notre ventre et aucun à la recherche, au développement scientifique. Ce serait peut-être l’idéal dans un monde où tout le monde ferait pareil. Mais certainement pas dans le nôtre, où du jour au lendemain ton voisin, qui consacre ses journées à la recherche, peut te déclarer une guerre ou te lancer un virus extrêmement mortel.

Le manioc est peut-être dangereux pour notre santé. Il nous rendrait peut-être bêtes.
Mais je ne pense pas que le problème se trouve au niveau du manioc. Mais dans comment nous-mêmes nous nous voyons dans le monde. Et ce n’est pas en voulant adopter des solutions ponctuelles et individuelles que nous allons nous en sortir.

Je préfère encore perdre quelques neurones en consommant du manioc que de devoir consacrer 12h par jour à trouver ce que je vais manger. Car oui, si nous voulons sortir de cette précarité dans laquelle nous sommes plongés, nous aurons besoin de temps pour réfléchir, même si c’est avec quelques neurones en moins.


Douala 🇨🇲